« Si l’on touche à la relation économique Turquie-Europe, les deux parties en souffriront»
L’Opinion, Pascal Airault, 09.12.2020
« Il ne faut pas politiser les débats. Ce n’est pas digne d’une Europe qui se veut géostratégique à l’heure de la pandémie, et a besoin de vivre son espace d’influence économique », plaident Bahadir Kaleagasi et Livio Manzini, deux personnalités proches du patronat turc.
Bahadir Kaleagasi est président du think tank franco-turc Institut du Bosphore, qui vise à renforcer les liens entre la Turquie et l’Europe. Livio Manzini est PDG de Bell Holding et préside aussi le réseau France de la Tusiad, l’Association des industries et entreprises de Turquie.
L’Opinion: Le Parlement européen pousse à l’adoption de sanctions économiques à l’encontre de la Turquie. Comment restaurer une relation passablement dégradée ?
B.K. : Le cadre stratégique de la relation UE-Turquie a été endommagé en raison de défaillances des deux côtés. Quand il n’y a plus de vision stratégique commune ni d’encadrement des relations institutionnelles, les problèmes politiques ont des effets néfastes, aléatoires et deviennent parfois hors de contrôle. On tombe alors dans une relation anarchique où l’on voit le Parlement européen faire des propositions dénuées de toute logique, indépendamment des divisions sur les crises régionales et de la détérioration des relations bilatérales avec des pays comme la France.
Il ne faut pas éloigner la Turquie de sa sphère européenne d’influence, qui a transformé le pays à travers le processus d’adhésion à l’UE. La Turquie est arrivée à remplir les critères démocratiques de Copenhague dès 2004, a transposé plus de 50 % de l’acquis communautaire sur son marché interne, a convergé à plus de 95 % en matière de politique étrangère, y compris pour faire avancer le plan de paix à Chypre avant que le président Papadópoulos (Chypre sud) s’oppose à toute réconciliation. A partir de 2007, le président Sarkozy a bloqué les chapitres relatifs à l’adhésion sur la démocratie, l’Etat de droit, la justice, la politique étrangère. Or, quand on soustrait des paramètres d’une équation, elle ne marche plus.
Il faut réengager la Turquie d’une façon constructive en modernisant l’union douanière négociée dans les années 1990 – c’est une demande de BusinessEurope, le patronat européen. Elle couvre les produits industriels et la mise en œuvre des règlements législatifs communautaires ; il faut l’élargir aux services, à l’agriculture, aux marchés publics, négocier un système de règlement des différends et l’adapter aux objectifs de développement durable (climat, numérique, politique sociale, éducation, santé). Cela permettra de réinstaurer des conditionnalités, en précisant que la conclusion d’un accord final n’interviendra qu’avec un retour de la convergence en matière de démocratie et de politique étrangère. C’est d’ailleurs la manière dont a été pensé à l’origine le processus d’adhésion.
Le monde des affaires n’est-il pas prisonnier de l’instrumentalisation des différends sur l’islam et les crises régionales ?
L.M. : Il y a des divergences politiques. On regrette les remous actuels mais la vision du monde des affaires est tout autre. L’économie turque, depuis l’union douanière, s’est arrimée progressivement à la communauté européenne, particulièrement au niveau des produits manufacturiers. En 2019, le commerce bilatéral a atteint 140 milliards d’euros. Il est relativement équilibré. Les rapports entre les entreprises turques et européennes sont très bons. Une entreprise française ou européenne se retrouve dans un milieu familier en Turquie, qui a déjà transposé les acquis communautaires (Code du commerce, mesures de protection de l’entreprise et de l’investissement). Il existe bien sûr des sujets de concurrence, des accrocs sur des questions comme le passage en douanes, les permis des transporteurs. Mais ce qui nous sépare n’est rien par rapport à ce qui nous unit. Les entreprises turques fournissent les sociétés européennes qui exportent en retour des machines, des produits finis, des marques. Cette relation crée de la richesse et des emplois. Parler de sanctions, d’un point de vue entrepreneurial, c’est se tirer une balle dans le pied. Nos liens sont tels que, si l’on touche à la relation économique, les deux parties en souffriront.
Les appels turcs au boycott lancés contre les produits français ne semblent pas avoir été suivis…
L.M. : Le consommateur turc n’y répond globalement pas, même si quelques cas isolés de retrait de produits français ont été observés dans la grande distribution. Cela a été de courte durée. La plupart du temps, le consommateur ne connaît pas la provenance des produits. Beaucoup sont produits en Turquie même s’ils sont de marque française. Carrefour est en joint-venture avec un groupe turc qui détient la majorité du capital. Il y a un grand niveau d’interdépendance.
B.K. : Le processus d’intégration crée des marchés dans des domaines concurrentiels (services, santé, environnement) où la Turquie doit se conformer au droit européen, notamment en matière de passation des marchés publics. Ce droit est respecté par le gouvernement central et les autorités locales, notamment dans les grandes municipalités dont la gestion est principalement assurée par l’opposition. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas politiser les débats. Ce n’est pas digne d’une Europe qui se veut géostratégique à l’heure de la pandémie, et a besoin de vivre son espace d’influence économique. La Turquie est un des pays les plus proches de l’UE. Il y a des intérêts stratégiques, des valeurs fondamentales à préserver par les politiques. Il est nécessaire pour les Vingt-Sept de revenir à un raisonnement logique appuyé par une communication adéquate. La Turquie, de son côté, doit prendre conscience de l’importance de sa relation avec l’UE, pas seulement du point de vue politique mais aussi économique.
Quel va être l’impact du Brexit ?
L.M. : La relation commerciale entre la Turquie et le Royaume-Uni est importante pour nos industries respectives. Les deux pays sont favorables à une extension du régime de libre-échange. Les négociations sont très avancées même si la Turquie ne pourra pas signer un accord avec Londres tant que celle-ci n’aura pas conclu avec l’UE, ce qui est notre souhait. Une fois cet accord signé, la Turquie sera en mesure de faire de même avec le Royaume-Uni. Un « no deal » pourrait toucher les secteurs produits électroménagers et des équipements audiovisuels, l’automobile, le textile de maison, l’habillement… A court terme, il ne devrait pas y avoir de grandes évolutions, même s’il y a quelques droits de douane à payer en plus et un ralentissement de certains flux commerciaux. Les décisions stratégiques de relocalisation d’activités se prennent sur le long terme. Si la situation devait pourrir, les entreprises se poseront naturellement des questions, mais il n’est pas dit que toutes arrivent à la même réponse.
B.K. : Le Brexit est avant tout un sujet de préoccupation commerciale. Plusieurs chaînes de production turques fournissent et se fournissent en Angleterre, en France, en Allemagne… Nous sommes dépendants des politiques élaborés à Bruxelles et du futur accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Londres restera dans l’orbite et sous influence des décisions et des directives de l’UE, sans pouvoir influer sur leur élaboration. Elle perdra donc en souveraineté. Ankara doit attendre les résultats du Brexit pour la mise en œuvre de son accord de libre-échange avec le Royaume-Uni et de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Celle-ci prévoit une reconfiguration de la communauté européenne en cercles concentriques avec des formes d’intégration différenciée. On verra où la Turquie pourra trouver sa place.
La PIB a doublé durant les premières années du mandat d’Erdogan, avant de s’essouffler. Le gouvernement va-t-il pouvoir relancer la croissance ?
B.K. : Tout dépendra des politiques macroéconomiques. Jusqu’à la pandémie, les ratios de la Turquie se rapprochaient de ceux des autres pays de l’UE en matière de dette publique et de déficit budgétaire. La crise sanitaire a creusé le déficit budgétaire pour financer les politiques de santé, l’aide aux plus pauvres et aux entreprises affectées par le cours de la livre qui surenchérit leur dette à l’égard des groupes occidentaux. Compte tenu des importations nettes de gaz et de pétrole, la balance commerciale en souffre. La Turquie doit relancer son tourisme, attirer plus d’investissements et exporter plus de produits technologiques. Elle n’a pas d’autre choix que de celui de la discipline et de la relance de l’intégration européenne. Son destin est d’être l’ouverture eurasiatique de l’Europe, ce qui aura un impact sur l’économie européenne et la stabilité dans le Caucase, la Mer noire, le Moyen-Orient. Depuis 1923, la Turquie a eu une croissance d’environ 5 % par an. Il reste à voir si les politiques des deux côtés seront suffisamment audacieux, honnêtes, communicatifs pour faire fructifier les activités sans se faire l’otage des tendances extrémistes et populistes.
L.M. : On rencontre des problèmes liés à la pandémie comme les pays européens. Il faudra un peu de temps pour les résoudre. Mais la Turquie a le plus haut potentiel en Europe. La cellule familiale se réduit avec la baisse de la natalité, les revenus des ménages augmentent, l’effort de financement des retraites est encore réduit, les aspirations à la consommation sont grandes. Nous avons devant nous un âge d’or de 10 à 15 ans où les indicateurs sociodémographiques et la croissance (4 % sur les quinze dernières années) sont positifs. Le tissu humain a la vision, la formation, l’envie de faire et le caractère. La Turquie va progressivement se rapprocher du niveau des autres pays européens et améliorer la valeur ajoutée produite sur place. Elle saura aussi profiter de son environnement difficile en participant aux marchés de la reconstruction en Syrie et en Irak, cinquième partenaire commercial. Sa vocation est de s’ouvrir vers l’Asie, le Moyen-Orient et, de plus en plus, l’Afrique.
La crise sanitaire amène les groupes occidentaux à relocaliser certaines activités. La Turquie en profite-t-elle ?
L.M. : On en voit déjà le bénéfice, même si ces relocalisations prendront du temps. Les chaînes de valeur allongées, notamment en provenance de Chine, présentent des risques en cette période de pandémie. Pour réduire leur dépendance à l’Extrême Orient, les groupes occidentaux diversifient leurs sources d’approvisionnement. Le nombre de pays où l’on peut relocaliser est réduit. Il faut de bonnes infrastructures de transport, de télécommunications, de mobilités, des ressources humaines, un tissu industriel capable de produire des volumes avec des économies d’échelle, des avantages comparatifs en matière de main-d’œuvre. La Turquie répond positivement à tous les critères.
Que va changer l’arrivée au pouvoir de Joe Biden pour la Turquie ?
L.M. : L’arrivée de Joe Biden va amener une relation plus prévisible, plus mûre et moins volatile, même si son administration devrait avoir des attentes plus fortes en matière de droits de l’homme. On ne savait pas vraiment à quoi se référer avec Donald Trump, on n’était pas à l’abri d’une surprise. Pourtant, nos deux pays ont lancé une vision commune pour atteindre 100 milliards de dollars d’échanges par an. Cela paraît un peu fou mais la Turquie travaille sérieusement à sa mise en œuvre. Cette vision devrait se traduire par un déplacement de certains approvisionnements américains de la Chine vers la Turquie. Et aussi une hausse des achats turcs auprès des producteurs américains de gaz et de produits plastiques. Il y a enfin l’espoir qu’avec Biden, la relation bilatérale sera moins crispée et aura des effets positifs sur le commerce régional, avec le retour à un accord nucléaire avec l’Iran.
B.K. : Les relations seront plus institutionnalisées, prévisibles et faciles à aménager entre Washington et ses alliés comme Ankara, Bruxelles et Paris. La future administration américaine opérera le retour au multilatéralisme. La confrontation avec la Chine devrait se résoudre par des compromis. Il devrait y avoir une régénération du partenariat transatlantique auquel la Turquie va tenter de participer, peut-être un nouvel accord de partenariat transpacifique, un retour des Etats-Unis dans l’Accord de Paris sur le climat. Tout cela est une bonne nouvelle pour le monde, donc pour la Turquie. Les Européens devraient, quant à eux, promouvoir des politiques de proximité, affirmer leur identité et leur sécurité commune, sans remettre en cause l’Otan. C’est une bonne chose aussi, à condition que la Turquie ne soit pas poussée hors de l’Europe. 80 % des citoyens turcs optent en premier choix pour l’intégration européenne. Ils n’y croient plus beaucoup mais il y a toujours cette envie. L’Europe doit être consciente de sa valeur et ne doit pas tout détruire.